Jacqueline Veuve

Cinéaste et ethnologue (1930-2013)

Textes de Jacqueline Veuve

Textes qui ne se réfèrent pas à un seul film, disponibles sur ce site

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Voir aussi:Textes à propos de Jacqueline Veuve et ses films | Bibliographie


Jacqueline Veuve à Villefranche-sur-Saône

Intervention à l'atelier Approches du Cinéma / 28 septembre 2007

«Approches du Cinéma» a eu le plaisir d'accueillir Jacqueline Veuve, venue une nouvelle fois en amie de «L'Autre cinéma» et des «Quatre Cents Coups".
De la documentariste suisse nous connaissions déjà Le Journal de Rivesaltes, Chronique vigneronne, Delphine Seyrig portrait d'une étoile et La Nébuleuse du cœur. Ce 28 septembre, avant de présenter en soirée sa Petite dame du Capitole au public du cinéma, elle était venue nous parier plus spécialement de sa série sur Les Métiers du bois. C'est avec générosité qu'elle a répondu à nos questions.

Jacqueline Veuve, comment êtes-vous devenue documentariste?

Les études que j'entreprends en 1956 me conduisent à un stage au Musée de l'Homme, où je rencontre plusieurs personnes qui avaient appartenu au réseau de résistance du musée. C'est une révélation sur le courage de ces gens. On me présente aussi Jean Rouch. Sous sa direction, grâce à lui, je travaille à l'élaboration d'un catalogue de films ethnographiques destiné à l'UNESCO.

Je bénéficie également d'une formation au cinéma, ce qui m'amène à organiser ou à assister avec Jean Rouch à plusieurs festivals de films ethnographiques.

J'éprouve alors un besoin violent de faire du cinéma. C'est ainsi que je suis amenée à coréaliser en Suisse Le Panier à viande (1965), court métrage sur le «bouchoyage», jour où un boucher ambulant vient tuer le cochon à la ferme. C'est un film en noir et blanc, sans son synchrone. La pellicule est chère, il faut l'économîser, il est donc nécessaire de tourner avec beaucoup de soin et sans gaspillage.

Avez-vous, en tant que femme-cinéaste, à cette époque, rencontré des difficultés particulières?

Que faire en effet, en tarit' que femme? Des films pour l'enseignement, Dans ce but, je suis des cours de cinéma à Zurich, et je réalise des films pour les écoles secondaires de Genève, Lausanne...
En 1990, pour cent vingt réalisateurs suisses, il y avait quinze réalisatrices. Quand je me présentais dans les laboratoires pour négocier le développement de mes films, on me demandait de quel réalisateur j'étais l'assistante, la secrétaire. Oui, la discrimination était énorme.
Cependant le dernier grand prix de Locamo a été remporté par une femme, Andrea Staka, pour son film Das Fräulein, et la comédie Les femmes font pas dans la dentelle, réalisée par une femme a fait cinq cent mille entrées en Suisse.

Pour vous, qu'est-ce qu'un documentaire?

Ce n'est pas un reportage. Le reportage est une «captation», des images prises «vite
fait». Le documentaire, lui, implique des contacts préalables, la préparation d'un scénario, la construction du film, des repérages, des Images travaillées, des dialogues.
Et puis, tout le travail préalable est aussi nécessaire pour répondre aux conditions économiques de la réalisation du film : il faut convaincre les éventuels «sponsors» de son intérêt, et, pour cela, leur présenter un dossier solidement établi sur le projet.
Et en Suisse il faut maintenant cinq mille entrées, et non plus trois mille, pour qu'un film bénéficie d'une prime à sa sortie en salle... le cinéma n'est plus une industrie, c'est un commerce.

Pourquoi avoir réalisé des films sur les métiers du bois?

C'est avant but d'une expérience personnelle, familiale, de même que le montre mon travail sur les tailleurs de pierres fines pour les montres.
J'ai vu en hiver un bûcheron qui descendait des longs bois avec une demi-luge et freinait avec ses souliers. C'est alors que l'idée m'est venue d'essayer une série sur ces activités en voie de disparition. Le paysage, les pratiques se transforment ce sont des traces de vie qui disparaissent, la vie d'artisans, de gens modestes.
Mais aller jusqu'au bout, à partir d'une id c'est le résultat d'un travail obsessionnel.

Quels artisans avez-vous filmés?

J'ai filmé un fabricant de luges en Valais, des luges à cornes qu'on peut porter sur le dos, qui servent été comme hiver à transporter le bois. C'est aussi un fabricant de râteaux. L'information porte sur la nature des bois utilisés, sur les techniques. Avec un suspens : «qu'est-ce qu'il fait? à. On ne pourra le savoir qu'à la fin, cette fin qui soulève un «Ah !» d'admiration. J'ai aussi filmé un luthier, un boisselier, un sculpteur, un tourneur, des charretiers, des tavilloneurs...
Votre film sur le fabricant de jouets, Arnold Golay semble tourné en temps réel.
Ce n'est qu'une impression, bien sûr. En fait, ce travail a duré une semaine, pour cinquante minutes de filmage et trente-cinq minutes de film réalisé. Il est aussi le résultat de nombreux repérages antérieurs, absolument nécessaires. Nécessaires aussi pour convaincre les sponsors...

Comment montrer les godes de l'artisan et les rendre intelligibles?

Le rôle du cadreur est essentiel. Les éclairages sont variables, lits étudiés. Ils doivent donner l'illusion de la lumière du jour. Le cadreur et le réalisateur font l'image. L'image doit parler d'elle-même.
Le personnage n'explique jamais ce qu'il est en train de faire. Ce serait une insupportable redondance. La réalisatrice ne parle jamais,
c'est un parti pris ses personnages parlent beaucoup plus poétiquement, plus près de ce qu'ils font. Chaque fois, je m'efforce de les faire parler. Une mise en scène est aussi nécessaire : il m'arrive de faire dire des phrases cinq ou six fois en espérant qu'il y en aura une meilleure que les autres.
Un film, c'est la réalité de la réalité. Mais ce n'est pas un mensonge.
Amold Golay a été enchanté par le film. L'empathie est nécessaire. Il m'est arrivé d'abandonner des projets en raison d'un manque d'affinité avec la personne filmée. Les films que j'ai réalisés sont les résultats de coups de cœur.

Êtes-vous une cinéaste indépendante?

Qui je fais un travail entièrement indépendante et ces films sur les métiers du bois ont été produits et présentés à Arte et à la Télévision Suisse Romande.#

De quels collaborateurs vous entourez-vous?

Une toute petite équipe : un caméraman, un ingénieur du son, un ou deux assistants, qui travaillent dans une nécessaire connivence. Avec éventuellement l'aide d'une monteuse, je m'efforce au montage : «[de] tuer mes enfants chéris», comme disait Bergman.

Voudriez-vous résumer ce qui constitue les lianes de force de votre activité de documentariste?

L'obsession ethnologique. Conserver des traces d'activités, de façons de parler, d'une civilisation, qui disparaissent. Les noms de lieux: «Le Brigadier», «Chez le Christ», lisibles sur un panneau indicateur dans le film sur Arnold Golay, je ne les ai pas inventés... De même pour la musique : elle est exécutée par une chorale de la vallée de Joux, avec un harmonium et un accordéon.
Souvent aussi ' j'ai témoigné sur la place des femmes dans la société.
Mes films sont encore des plaidoyers contre la dureté, la violence. Ainsi des Lettres de Stalingrad, destinées aux écoles. Ces lettres de soldats allemands, dont Hitler avait interdit la publication, j'ai tenté de les illustrer par des images du magazine de propagande nazie Signal, pour en dénoncer l'imposture.
Transcription: André Finand


Jacqueline Veuve 

Repérages - hommage à Michel Soutter et Delphine Seyrig*

Le 20 décembre 2003, 13 h, je pars en repérages pour mon prochain film, «La musique du cœur». Il fait beau, j'ai rendez-vous à l'"Eispalast" en dessous du Schwarzsee (district de la Sarine, partie suisse alémanique du Canton de Fribourg) avec le cameraman Steff Bossert.

Le Palais des Glaces est construit chaque hiver par un bricoleur de génie, cordonnier de son métier. L'été c'est un amoncellement de tuyauterie dans une clairière qui par la magie du petit cordonnier et du gel devient palais des glaces aménagé de façon très «kitsch». Il y a une église, des maisons, un palais etc., le soir éclairés par des petites lumières de couleur. En le voyant par hasard lors d'autres repérages j'ai pensé ce sera «mon plan» de fin, tout comme François Truffaut dans la «Nuit américaine», lorsque l'un des protagonistes dit: «Si on le finissait (le film) dans la neige? C'est vraiment la réalisation d'un phantasme.»

Donc, ce 20 décembre je pars à 13 h, sans sac, sans carte routière, sans portable. La femme du cordonnier me dit: «Sortez de l'autoroute à Rossens, là vous prenez la direction de Giffers.» A Rossens je ne trouve pas d'indication «Giffers», il n'y a pas une âme dans le village. J'arrête une voiture, un charmant jeune homme me dit: «C'est compliqué à vous expliquer, suivez-moi.» Je le suis jusqu'à la bifurcation de ma route. La journée commence bien avec une personne aimable sur ma route. C'est loin ce Lac Noir, j'y avais tourné une partie de «L'homme des casernes». Je commence à être en retard. J'arrive à Plaffeien (Planfayon), je suis à 11 km du Palais des Glaces sur la route du Lac Noir. Je me trompe de route, je pense: bon, je vais la retrouver plus loin en reprenant sur ma droite. Obnubilée par cette idée je brûle un stop, coupe une artère principale et c'est l'accident. Une voiture qui arrivait à vive allure sur la droite dans la «Hauptstrasse». Nous sommes traînés, à quelques mètres emboîtés l'un dans l'autre. En quelques secondes je pense: ce n'est pas moi, je rêve, ensuite je me dis: pourvu que le choc n'écrase pas mon «pace-maker» ... Nous sortons chacun de notre voiture un peu choqués mais sans blessures. Des voitures s'arrêtent, on vient vers nous, surtout vers moi, ma voiture étant la plus endommagée. On me dit: «Ne bougez pas, restez assise.» Quelqu'un a appelé la police. A Planfayon, un samedi après-midi, c'est l'événement de la journée. Un Algérien sort mon triangle de panne, va le poser à l'endroit adéquat, il est tout content de parler le français. Il me dit: «Vous êtes Vaudoise, qu'est-ce que vous faites là?» Comme si je venais d'une autre planète. Ensuite, un Tunisien s'approche de moi avec sa copine, il me dit: «Est-ce que vous avez bu? La police va vous demander de souffler dans le ballon, brûler un stop c'est deux mois de retrait de permis.» Là, je commence à avoir peur, j'ai bu un verre de rouge à midi et je m'imagine avec un retrait de permis, moi qui habite en pleine campagne. Il est très bavard, me raconte qu'il est séparé de sa femme, qu'il ne paie pas la pension qu'il lui doit, qu'elle ne doit pas savoir qu'il se promène en voiture avec une autre femme. Il me demande ce qu'il peut faire pour moi, je lui dis: «Allez chercher un dénommé Steff Bossert, avec plaque bernoise, dans le parking du Palais des Glaces. Pendant tout ce temps je parle au conducteur de l'autre voiture, je m'excuse. Il est de glace, il ne répond pas, je me dis qu'il est fâché, ce que je pourrais comprendre. L'attroupement est devenu plus nombreux. On me traite comme une accidentée, une blessée, on me conseille d'aller boire quelque chose dans l'auberge. Depuis là on a vue sur l'accident. 

Je commanderais bien un cognac pour surmonter le choc, je n'ose pas, j'ai peur du ballon! Pendant que je bois mon thé, tout le monde se précipite à la fenêtre pour voir l'accident. Pour me rendre intéressante, je leur dis: «C'est moi.» Ils sont éberlués que je ne sois pas écrasée dans ma voiture. Je vois par la fenêtre que l'Algérien fait la circulation. Steff arrive en même temps que deux policiers gentils et attentionnés. Ils font le constat et là je m'aperçois que le propriétaire de la voiture dans lequel je suis rentrée ne sait pas le français, parle un peu l'allemand et s'appelle Ljupco Blazeski ... Les policiers me conseillent un constat européen, rempli et signé par moi et Ljupco Blazeski, ou j'atteste que je suis entièrement responsable. Si eux font le constat, m'explique le policier le plus âgé, cela me coûtera 1000 francs et probablement un retrait de permis de deux mois et c'est le genre de constat qu'ils font lorsqu'il y a des blessés. On déplace les voitures, je ramasse les pièces de ma voiture qui ont volé un peu partout, pendant ce temps l'Algérien me dit: «Quand l'accident est arrivé, j'allais manger une croûte aux champignons, maintenant c'est trop tard, ils ne me serviront plus.» Je suis désolée pour lui, lui est désolé pour moi. De part et d'autre on me console: «Vous n'êtes pas blessée, c'est l'essentiel.» Oui! mais ma voiture est un tas de ferraille. Et puis, tout à fait entre nous, je pense que la victime, Ljupco Blazeski, n'est pas très bon conducteur, en me voyant couper la route comme une pomme il aurait pu freiner, klaxonner.

En fait, cet accident a été la distraction de Planfayon un samedi après-midi, leur cinéma à eux. Pour les repérages c'est trop tard, après le Palais des Glaces nous devrions encore aller voir différentes chapelles; Steff me ramène à la maison. Je lui raconte un accident que Jean-Marc Henchoz a eu, choc frontal, plusieurs tonneaux. Je lui ai demandé ce qu'il pensait pendant ce temps, il m'a répondu: «Je pensais, j'ai pas assez profité, j'ai pas assez profité ...» Ca nous détend, on rigole! Boris Curylnik dirait que c'est un merveilleux malheur.

Une semaine plus tard j'apprends que ma voiture est irréparable. Je ne suis pas mariée avec ma voiture comme les Français, mais je l'aimais bien. Une partie du cachet de mon prochain film va passer à m'en acheter une autre. Un cousin médecin, spécialiste des accidents de la route, me dit à quoi j'avais échappé: pace-maker écrasé, os brisés, poumons perforés. Je frisonne et mon instinct de cinéaste prend le dessus: cet accident doit être une séquence de mon prochain film, «La musique du cœur».

Les Monts-de-Corsier, janvier 2004

(*) Le titre est un hommage à Michel Soutter et à Delphine Seyrig pour leur film «Repérages».

Première publication: Rapport annuel ARF/FDS, p. 26 ss.


Jacqueline Veuve

Jean Rouch, le maître mandarin

Rendez-vous avec Jacqueline Veuve. Propos recueillis par Elena Hill.


La rencontre 

Je l'ai rencontré en 1955. En fait, j'ai toujours eu envie de faire du cinéma et c'est grâce à lui que j'y suis parvenue. J'étais bibliothécaire, documentaliste parce que je voulais faire plaisir à mes parents, je ne savais pas trop quoi faire. Le cinéma était mythique à l'époque; l'idée d'en faire, je n'aurais même pas osé la proposer. Je suis donc allée faire un stage au Musée de ('Homme à Paris dans cette discipline et c'est là que j'ai rencontré Rouch. Je travaillais avec une femme formidable, Yvonne Odon, qui avait été, d'ailleurs, dans un camp de concentration. Pendant la guerre, il y avait tout un réseau de la Résistance au Musée de l'Homme et la plupart des collaborateurs ont été condamnés à mort. Elle est revenue de l'enfer car c'était une femme très forte. Je dois dire qu'elle m'a beaucoup marquée parce que je sortais d'un pays où il n' y a rien qui se passait, il n'y avait pas de guerre. En plus, je ne connaissais pas grand chose d'autre que mes professeurs, mes parents, mes amis. Yvonne Odon et Jean Rouch ont été pour moi l'ouverture au monde. J'ai débarqué au musée de l'homme à 23 ans, pleine d'espoir. Là, j'ai transmis à Yvonne Odon mon envie de faire du cinéma. Je ne savais trop comme m'y prendre, je n'avais pas de formation en cinéma. Alors, elle m'a présenté tout de suite à Rouch qui travaillait dans un petit local où il montait ses films avec sa monteuse, Suzanne Baron, qui a aussi monté (es films de Tati. 

J'ai commencé à travailler avec Rouch en faisant des catalogues des films ethnographiques. Je faisais des analyses du contenu de tous les films qui étaient en dépôt au musée, sur une visionneuse. Ce travail devait aboutir à un catalogue pour l'UNESCO. C'était, d'ailleurs, mon travail de diplôme el Rouch est devenu une sorte de directeur de recherche. Nous avons fait d'abord un catalogue de films ethnographiques français et ensuite un catalogue étranger. Voir ces dizaines de films m'a donné une culture cinématographique fantastique. 

A l'époque, Rouch avait créé un comité de films ethnographiques dont je faisais partie. Nous avons organisé plusieurs festivals, à cause de ça nous avons beaucoup voyagé~ Jean Rouch, Edgar Morin et tout le comité. Nous étions invités partout à organiser des festivals. Jean était quelqu'un qui avait beaucoup de charme, il était très gai. Cela a été pour moi une chance extraordinaire de le rencontrer et ce style de vie me rendait très heureuse.

Après je suis rentré au CNRS. Entre-temps, j'ai rencontré Marie Merson et Henri Langlois à la Cinémathèque française où, avec Rouch, nous étions allés voir des films. En fait, il m'a appris à les voir, il était vraiment mon maître. J'étais très influencée par lui, et comment ne pas i'être si c'est lui qui me montrait comment doit se regarder un film. Si je n'ai pas continué à faire des films ethnographiques sur l'Afrique comme le faisait Rouch, c'était d'abord en pensant qu'il fallait faire quelque chose en Suisse et aussi parce que je me suis mariée et j'ai fondé ma famille ici. 

Admirative du cinéma de Flaherty, je voulais absolument faire des films, devenir cinéaste mais j'ai eu l'intuition qu'à côté de Rouch cela aurait été impossible, surtout que je suis une femme et les femmes cinéastes ne sommes pas prises au sérieux. Je me disais que quand on veut faire un métier qui ne soit pas spécifiquement féminin, il ne faut pas marcher sur les pas des hommes. J'ai pensé alors : «Qu'est-ce que les hommes ne font pas?" Bien sur, des films pour les écoles – j'avais une grande liberté à Genève en faisant ce type de films - et des films ethnographiques parce qu'à part Brandt qui a fait Nomades du soleil, en Suisse, c'était une place qu'on pouvait prendre puisque les hommes ne la prenaient pas. Bien évidement, je continuais à avoir des contacts avec Rouch parce que je faisais partie du comité de films ethnographiques, ce qui m'obligeait à me déplacer à Paris. Je profitais donc de lui montrer mes films, il m'a toujours conseillée et aidé. Ainsi plus que mon maître, il est devenu mon ami.

Le paternalisme rouchien

Il était ravi d'avoir une petite cour autour de lui, surtout des femmes. Certes, il était beau quand il était jeune.
Il avait une voix formidable. Un homme cultivé et d'une intelligence incroyable. A l'époque où j'étais étudiante, j'étais frappée par la facilité qu'il avait à mettre ensembles des choses auxquelles nous ne penserions jamais. Il savait très bien, par exemple, adapter des textes classiques pour faire passer un discours sur un film ou sur une personne. C'est évident, sa culture, il ne l'a pas mise dans un tiroir. C'était un homme qui avait l'art de faire des relations entre les êtres et les choses.

Or, je dois dire honnêtement que si j'étais restée à Paris avec lui, ça aurait été très difficile pour moi de faire des films parce qu'il était un maître mandarin, c'est-à-dire qu'il ne fallait pas «marcher sur ses pattes». Les gens qui travaillaient avec lui en France, vous confirmeront mes propos. A un moment donné, c'était difficile pour lui de partager. Il voulait rester le martre au CNRS: pour les cinéastes ethnologues sur place, c'était difficile de trouver le financement. Heureusement que je ne dépendais pas de cet argent. Ceux qui sont restés sur la trace de Rouch n'ont pas pu avancer dans leurs propres travaux. Je me suis rendue compte de cela et c'est pourquoi j'ai décidé de me détacher de lui et de revenir en Suisse. 

Il fallait se séparer du paternalisme rouchien car il faut le dire, il était très paternaliste. Si je restais, il ne m'aurait pas soutenue, j'en suis sûre. Il m'a soutenue parce que j'étais en Suisse. La preuve est qu'il n'a pas été très sympa avec Henry Brandt quand il a fait Nomades du soleil. C'est vrai, il a tout fait pour qu'il ait un prix à Locarno, mais il a tout fait aussi pour qu'il ne puisse pas filmer. Brandt était sur son territoire, Niamey, etc. Mais tout les maîtres sont comme ça, c'est pourquoi il faut fuir les martres.

Chercheur ou cinéaste?

Il disait : «il vaut mieux être chercheur car tu as au moins de l'argent qui tombe et puis tu n'as pas besoin de gagner ta vie avec le cinéma». Il avait raison. Rouch a toujours fait des films avec Pierre Braunberger mais il n'a jamais gagné sa vie avec le cinéma. Il travaillait pour le CNRS, écrivait des livres, donnait des cours, etc. Chaque samedi, il donnait un cours qui était très fréquenté sur l'Histoire du cinéma à l'Université de Nanterre. Je suis allée là montrer mes films. Il était attaché de recherche ou directeur de recherche, je ne suis pas sûre du poste qu'il avait là-bas. Bref, c'est ainsi qu'il a formé beaucoup de jeunes. Il avait raison de faire cela car gagner sa vie en faisant des films, c'est très compliqué.

Documentaire ou fiction?

Flaherty était son maître et le mien aussi. Certains puristes reprochent à Flaherty de mettre en scène, d'avoir refait jouer ces gens. Or, ils vivaient de cette façon! Ivens affirmait, en plus, qu'ils avaient fait l'éclairage, mais qu'importe s'il a fait un éclairage dans l'iglou! L'essentiel c'est montrer «une» réalité car, qu'est-ce que la vérité? D'ailleurs, Rouch s'énervait quand on disait qu'il était le maître du cinéma-vérité. Ce n'est absolument pas lui qui a lancé ce mot. Il a complètement contesté le fait qu'il soit appelé le père du cinéma-vérité. C'est vrai qu'ils se sont libérés du carcan du cinéma, autant Rouch, Truffaut, les cinéastes de la Nouvelle Vague, etc. Or, il n'a jamais prétendu faire un cinéma de vérité. Il voulait, comme moi et tant d'autres cinéastes, porter son regard sur la réalité, A la fin, d'ailleurs, il était très déchaîné contre la vidéo. Il a tenu des propos très violents, il a dit qu'elle était le sida du cinéma. Il en était furieux.



Jean Rouch, Jacqueline Veuve, 
Luc de Heusch, Edgar Morin

a technique

Rouch est allé à la rencontre de Kudelski, qui était un vrai génie. Au début, il travaillait sans son synchrone. Le problème était qu'il avait un regard personnel sur les choses et travailler avec un cameraman ne lui convenait pas : il fallait qu'il fasse lui-même la caméra. Il a réalisé "Chronique d'été" avec Raoul Coutard. Alors, il a entendu parler de Kudelski et de ces enregistreurs Nagra. 

Il a fait venir Kudelski à Locarno, avec Morin, Luc de Heusch et d'autres. Rouch savait que Kudelski était le seul capable de mettre au point un appareil qui pouvait lui permettre de synchroniser l'image et le son. Son invention a été un grand pas dans le cinéma car d'une part, entendre les acteurs parler sans le son synchrone était très gênant et d'autre part, vous ne vous rendez pas compte de ce que signifiait filmer avec une caméra de studio, ces énormes machines. C'est pourquoi on peut dire que Rouch et les gens de la Nouvelle Vague ont libéré le cinéma de son carcan.

La Mort

Je crois que c'est bien qu'il soit mort de cette façon. Il est mort dans son pays, il était plus à l'aise là-bas qu'ici, avec ceux qu'il aimait, Damuré Zika, par exemple. Il faut dire qu'il n'était pas en très bonne santé ces deux dernières années, il était atteint d'un début d'Alzheimer et la déchéance se voyait venir. Il ne l'aurait pas supporté peut-être. Je crois donc que cette mort accidentelle a été une belle fin pour lui, au Niger, c'est-à-dire chez lui .

Il a fait école, il a laissé des traces chez les cinéastes et aussi chez moi. J'entends encore la voix de Rouch quand je fais mes films et je crois que je l'entendrai jusqu'à la fin.

Il est encore là.

De: Hors-champs. Revue suisse de cinéma. N° 9/Février 2004, pp. 48-51. ISSN 1660-5438.

1) Producteur réputé, Pierre Braunberger a été le découvreur et le révélateur de talents innombrables, depuis sa rencontre avec Renoir jusqu'au cinéma d'aujourd'hui, traversant l'histoire du cinéma français dont il est en fait un des acteurs principaux, Il produira 80 long métrages et 320 courts dont "La Fille de l'eau", "Nana", et "Tire au Flanc" de Renoir qui voit les débuts au cinéma de Michel Simon. Passions par le progrès technique, j'avenir du cinéma, et les nouvelles révolutions cinématographiques, c'est de la "nouvelle vague" qu'il sera le fondateur.


PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVIA ANDERSEN

« C'est vrai, on donne moins facilement de grosses sommes a une femme. »

Née en 1930 à Payerne, réalisatrice de L'Homme des casernes, de Jour de marché et de nombreux autres documentaires, Jacqueline Veuve nous livre son analyse sur l'égalité entre femmes et hommes.


Selon vous, quelles sont les principales inégalités entre femmes et hommes à combattre?

Dans ma profession, je n'en vois pas, les salaires sont égaux. Il y a de plus en plus de femmes qui sortent des écoles et qui se font connaître, Ursula Meier, Dominique de Rivaz, Jeanne Berthoud, par exemple. Il faut admettre que la situation des femmes a changé; elles ont désormais énormément de possibilités. Si après, elles restent assistantes pendant longtemps et attendent avant de se lancer dans leur premier film comme réalisatrice, c'est à cause du manque de confiance en elles.

Quand j'ai fait mes études pour devenir cinéaste en 1965, nous étions deux femmes sur 24 élèves, j'ai été la seule à continuer. La situation a évolué; pour entrer dans une école, elles n'ont plus de difficultés. En revanche, au niveau du financement, c'est vrai que l'on donne moins facilement de grosses sommes à une femme pour un film. Il serait intéressant de faire une enquête pour voir la situation telle qu'elle est actuellement '

D'une manière générale, il manque de femmes dans certains milieux. Par exemple, il y en a peu qui enseignent à l'EPFL et dans les études d'architecture où les élèves femmes sont pourtant nombreuses. Je vois qu'en France actuellement, il y a très peu de femmes parmi les ministres et si on regarde de plus près, elles n'occupent que des petits ministères. Il y a un retour en arrière, en Suisse aussi. Il y a moins de femmes au pouvoir et moins de femmes en politique.


Quels sont selon vous les obstacles à l'origine de ces inégalités?

Les hommes sont souvent seuls pour décider et ils hésitent à engager des femmes par peur que leur métier se dévalorise, et parce que les grossesses et les obligations familiales dérangent encore. Celles qui arrivent dans les hautes sphères sont rarement des féministes. Elles ont une place parmi les hommes et ne contribuent pas à faire changer les choses. De plus, le féminisme fait peur, surtout à cause de l'intransigeance de certaines.

Il est vrai que c'est plus dur pour une femme de percer; elles doivent faire face à des remarques désagréables. Elles doivent donc faire les choses mieux car elles seront plus critiquées, surtout au début. Quand je parle aux jeunes cinéastes, je leur dis qu'elles doivent avoir plus de volonté et s'accrocher davantage. Mais paradoxalement, elles sont trop critiques envers elles-mêmes, trop perfectionnistes, et cela les empêche d'aller de l'avant!

J'ai dû faire face à des remarques parce que j'étais une femme; une fois, j'ai failli perdre un contrat parce que les hommes ne pouvaient admettre d'être dirigés par moi ou simplement on me demandait de qui j'étais l'assistante, personne ne comprenait qu'une femme pouvait être réalisatrice. Ces remarques sont décourageantes, mais il faut continuer malgré tout.


Comment avez-vous contribué à l'égalité dans votre métier?

J'ai fait des portraits de femmes. Surtout parce que je cherchais des témoignages sincères, sans fausse modestie. Les hommes que j'ai rencontrés étaient souvent trop vantards quand ils devaient parler d'eux ! Quand j'ai fait les films sur les métiers du bois, j'ai surtout fait des portraits d'hommes, il n'y avait pas de femmes dans ce milieu.
Souvent, quand je choisissais un sujet et que je rencontrais des gens, j'avais des affinités avec des femmes fortes dont j'ai choisi de faire le portrait, pour leur particularité et pour leur sincérité. Comme par exemple, une femme ouvrière ou des femmes qui avaient caché des réfugiés pendant la guerre.

Je me souviens de l'exemple marquant de Claire Potterat, vigneronne, qui ne trouvait pas de place d'apprentissage. Maintenant elle est vigneronne professionnelle et on dit même que la qualité du vin de ce vignoble s'est améliorée depuis qu'elle est arrivée... parce qu'elle a dû faire mieux pour se faire accepter et cela a eu son influence!

L'Emilie, mai 2004, p. 7

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